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mercredi 10 mars 2010

“La Fête des Kabytchous”, de Nadia Mohia : Diatribe à la face des Kabyles traités de “brailleurs des rues”

S’il est alors du droit et du devoir pour un auteur de jeter un regard critique utile et nécessaire sur sa société, il n’en demeure pas moins que les limites de la réalité décrite devraient être respectées. Au-delà du réel étudié, la critique glisse et se transforme en un exutoire qui exprime, en vérité, une situation mal assumée.

C’est le cas du livre déversoir de Nadia Mohia (sœur de Mouhend U Yahya) intitulé la Fête des Kabytchous. D’entrée, le titre à lui seul, inconvenant et provocateur, suggère une véritable diatribe jetée à la face de la société kabyle.

À longueur du texte, les Kabyles sont généreusement servis de tous les qualificatifs parfois relevant de l’inquisition et d’un état d’abjection. Bien que présenté en plusieurs chapitres, le livre se scinde essentiellement en deux grandes parties.

La première est un long récit plutôt autobiographique qui décrit les péripéties d’une famille aux prises avec sa condition marquée par les tumultes d’une vie commune à toutes les souffrances et les difficultés des gens de la montagne. La société kabyle est décrite, par déformation, sans âme, sans esprit de responsabilité, sans mode, ni sens de vie, sans héritage intellectuel, sans vision du monde, sinon une vision étroite, plate et archaïque. Un monde désolant où sont figés des primates humains. Nadia Mohia présente la Kabylie comme “un cauchemar de mon enfance” (page 43), pendant qu’ailleurs on voue du respect à son lieu de naissance comme à une mère. Les ethnologues colonialistes les plus zélés, les plus astreignants, les plus asservissants n’ont pas fait mieux.

Elle fait dire à son frère en page 128 : “Nous les Kabyles, nous n’avons pas été construits, étayés, édifiés, orientés dans le bon sens.” En page 132, elle affirme : “Mon frère voyait que la majorité (des Kabyles, ndlr) choisissait la mythologie amazighiste et ses chimères.” Plus loin, elle lui fait dire encore : “Ce qui fait défaut, à ces Kabyles, c’est une raison.” Quel crédit peuvent-elles avoir de telles déclarations supposées sorties de la bouche de celui qui a été une des continuités justement de la raison kabyle ? Car une société ainsi décrite “sans raison” et de surcroît frappée d’une “impotence congénitale”, ne peut absolument pas avoir les capacités nécessaires de compréhension, de discernement et encore moins accéder à la portée du verbe des illustres hellénistes comme Molière, Brecht, Pirandello, pour ne citer que ceux-là, et que Mouhend U Yahya a magistralement traduit dans cette langue kabyle frappée de plein fouet de cette ahurissante “impotence” et de ce mystérieux sceau de “chimères”.

Comment expliquer alors qu’il soit devenu, à travers son œuvre immense écrite directement en kabyle, une institution, un patrimoine autour duquel des études et de mémoires en milieu universitaire lui sont consacrés et que ses pièces théâtrales sont jouées à guichet fermé. Il y a là une flagrante confusion entre le message humoristique de la dramaturgie utilisée avec art, adresse et habileté par Mohend U Yahya et les élucubrations présentées sous forme de confidences/testament par Nadia qui s’adonne à la flagellation gratuite et démesurée de sa propre société. Tout comme elle confond l’humour et la dérision.

L’auteure semble ne pas comprendre que le savoir et la célébrité ne s’héritent pas. Ils se méritent et s’acquièrent plutôt à la force de la volonté, de l’assiduité, de la réflexion et de l’intelligence. Le personnage de Mouhend U Yahya, présenté, à tort, comme méprisant sa société, dépasse le milieu familial dans l’espace, dans le temps et dans l’instant. Selon Nadia et à la page 134, les Kabyles “créent eux-mêmes la réalité qu’ils dénoncent”.

Suivant sa logique, il n’y a donc pas eu de déni identitaire, ce serait eux qui auraient alors construit les commissariats de l’ex-Sécurité militaire (la SM) où des militants subissaient d’affreuses tortures, qu’ils auraient eux-mêmes édifié les terribles prisons de Lambèze et de Berrouaguia où ont croupi des militants qui ont payé de leur liberté pour avoir revendiqué, avec conscience et responsabilité, le droit à l’existence de leur langue, de leur culture et de leur histoire, d’autres se seraient volontairement donné la mort en martyrs au Printemps noir de 2001, etc. Pourtant, c’est le poète dramaturge Mouhend U Yahya qui a lui-même célébré et composé des poèmes en hommage à ces prisonniers de ces mêmes prisons et interprétés par d’illustres chanteurs.

Comment peut-elle affirmer que les Kabyles développent un rejet de la langue arabe populaire comme étant leur souffre-douleur alors que ce sont eux, eux seuls, qui l’ont revendiquée au même statut que la leur lors du séminaire de Yakouren tenu en juillet 1980 ? Mais de là à traiter, du haut d’un doctorat en psychopathologie et psychanalyse et à la page 130, les milliers de jeunes manifestants kabyles de “brailleurs de rue”, c'est-à-dire “d’ânes”, cela donne le vertige le plus vertigineux. L’auteur de la Fête des Kabytchous aura ainsi atteint le summum de l’outrage et de l’offense.

Et comme pour mieux se faufiler entre la pensée et le verbe homérique de son frère, elle écrit : “Les idées avancées ici ne sont guère différentes de celles que mon frère aimait à exprimer, il me plaît de le penser.” Voilà s’adonner à un malin plaisir à crucifier encore du kabyle.

Abdennour Abdesselam

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