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samedi 29 août 2009

« CHEIKH MOHAND A DIT » DE MOULOUD MAMMERI



Partout dans le monde, la solitude et la misère sont les mêmes. Ce ne sont que les langues et les espaces géographiques qui changent; la nature humaine a une envergure similaire.

L’un des poètes les plus importants qu’a enfantés la région de Kabylie est sans doute Cheikh Mohand Ou Lhocine. On doit sa sortie de l’anonymat à Mouloud Mammeri. Le dernier livre qu’il a écrit, peu avant son décès, a été consacré à ce poète qui a apporté une touche confirmée à la culture orale kabyle. De même qu’une grande partie de sa pensée recèle des pans novateurs que les profanes ne connaissent pas forcément. Ce n’est sans doute pas un hasard si Mouloud Mammeri s’est intéressé de près à Cheikh Mohand. Le livre qu’il a consacré à ce dernier n’a été publié qu’après sa mort. Récemment, le Centre national de recherche préhistorique, anthropologique et historique (Cnrpah) a publié deux volumes contenant l’ensemble des écrits de Mammeri inhérents au poète. Da L’Mouloud est connu comme chercheur de terrain. Il a travaillé pendant des années pour rassembler les dits et les actes de Cheikh Mohand Ou Lhocine. L’écrivain avertit que ce qui a été collecté dans ce livre est certainement en deçà de la masse entière de ce qu’a dit le Cheikh, mais elle représente à peu près tout ce qui reste de lui à l’heure actuelle. La poésie de Cheikh Mohand a eu un effet libérateur, plus que celui qu’ont eu d’autres poètes comme Mohand Ou Saâdoun, présenté comme étant son émule.

Cheikh Mohand, contrairement à Si Mohand Ou M’hand, a connu une vie sédentaire au point qu’il n’a pas quitté la Kabylie, même une seule fois durant les soixante-dix ans de son passage sur terre. «Dans tous les sens, 100 kilomètres au plus, un îlot menu, mais il est vrai intensément dense et intensément visité. Les chiffres ici font illusion: dans ce cadre restreint, chaque colline porte un village et chaque village est un monde. Un soi bourré de valeurs, de traditions, de saints lieux, de saints hommes, de misères grandiloquentes, d’honneur ombrageux, de folles légendes et de dures réalités», écrit Mouloud Mammeri. Mais partout dans le monde, la solitude et la misère de l’homme sont les mêmes. Ce ne sont que les langues et les espaces géographiques qui changent; la nature humaine a une envergure similaire. C’est pourquoi, dès l’âge de trente ans environ, Cheikh Mohand commence à rendre compte par le verbe tout le vécu partagé avec ses concitoyens.

Contrairement à ce que pensent certains aujourd’hui, Cheikh Mohand était illettré. Tout comme les poètes de l’époque, sa production poétique était exclusivement orale. Ce poète, devenu mythique, a vécu loin des grandes cités, mais dans un minuscule village: Aït Ahmed, près de Aïn El Hammam où la vie était d’une extrême rudesse. La mère du poète, étant issue d’une famille maraboutique, permettra à son fils d’acquérir des notions dans ce domaine. Selon Mouloud Mammeri, l’une des trois soeurs du poète, Fadhma, sera son émule en sainteté et acquerra près de lui une notoriété considérable. Pourtant rien ne prédestinait Cheikh Mohand à devenir poète. Sa famille est pauvre. Enfant, il était berger. Mais plus tard, il s’initie à l’ordre El Rahmania qui est le courant le plus important dans la région de Kabylie. L’écrivain d’Ath Yenni témoigne, dans son livre, que Cheikh Mohand se distingue de la foule des adeptes ordinaires de la confrérie et parcourt tous les lieux fréquentés du pays kabyle: les marchés, les sanctuaires, les mausolées, accompagné partout d’une troupe d’adeptes férus d’extase comme lui. Puis, il grimpe la hiérarchie rahmania jusqu’à devenir le «Mokkadem» du cheikh Aheddad pour la Grande Kabylie.

Les premier vers, c’est à la face de son père que Cheikh Mohand les récite, quand on lui fait le reproche de ne pas travailler pour subvenir aux besoins de la famille. C’était une réponse cinglante sous forme de poème, qui sera prise pour un blasphème par certains auditeurs: «Mohand Larbi des Aït Lhocine, aussi vain qu’un panier de figues, tu t’en prends à des hôtes que tu ne connais pas, mais je jure par Dieu, qu’un jour tu diras: cet homme est donc un second prophète?». Le fait de se comparer au Prophète n’est qu’une rhétorique certes mais, à l’époque, on ne le prit pas ainsi.

Comme tout autre poète, le sens de la provocation est ainsi aiguisé dans la poésie de Cheikh Mohand. Ce choix est utilisé principalement pour mieux frapper les esprits. Dans le livre Cheikh Mohand a dit, Mouloud Mammeri revient en détail sur cet épisode qu’il développe et qu’il analyse. A partir de là, en plus de son statut de «Mokkadem», le Cheikh sortira progressivement «ses cartes» de poète. Puisqu’à chaque situation, à chaque événement et à chaque interpellation, ses réponses sont des poèmes ou des maximes inattendus. Quand on lui demande qui l’a institué Mokkadem, il répond spontanément: Dieu. Le cheikh est plus qu’un poète puisqu’il devient aussi éclaireur au vrai sens du terme. Il prodigue des conseils qui s’avèrent souvent utiles et salvateurs.

A un homme qui lui demandait quelle règle de conduite fallait-il adopter dans sa vie, le Cheikh répliqua: «Loue Dieu, dis le vrai, dispense tes biens, fuis le mauvais pas et ne parle pas avec les morts.» Au sujet de la dimension de moraliste de Cheikh Mohand, Mouloud Mammeri explique que les morts ensevelissent les morts, Cheikh Mohand sait que c’est la condition commune mais pour son compte personnel, il a des exigences plus ardues; sa vocation à lui est de travailler à enfanter la vérité, à donner aux hommes le sens de la vraie vie. «Car, rapporte encore Mammeri, les scrupules inutiles, la rigueur vaine, la stricte observance de rites de pure convention, le respect paresseux des vérités admises sont une forme de mort». Le livre de Mouloud Mammeri sur Cheikh Mohand est important à plus d’un titre pour plonger dans la vie spirituelle de la Kabylie. Le lire, c’est apprendre que la pensée kabyle est capable d’aller de l’avant et de se renouveler pour peu que l’on prenne conscience de ses aspects négatifs.

Aomar MOHELLEBI

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